samedi, juin 23, 2012

La nuit de la Noël d’été


 « Lucerna ardens et lucens » d’après Dom Guéranger, Cardinal Schuster, Dom Flicoteaux



L’appellation particulière et traditionnelle de la fête de la Nativité de saint Jean Baptiste fut pendant longtemps la « Noël d’été ». De même encore qu’il y avait autrefois deux Matines en la nuit de Noël, Durand de Mende nous apprend, après Honorius d’Autun, que plusieurs célébraient en la fête de saint Jean un double Office. Le premier commençait à la chute du jour ; il était sans alléluia, pour signifier le temps de la Loi et des Prophètes qui dura jusqu’à Jean. Le second, commencé au milieu de la nuit, se terminait à l’aurore ; on le chantait avec alléluia, pour marquer l’ouverture des temps de la grâce et du royaume de Dieu.
La « Noël d’été » a toujours occupé, sur le calendrier, la date la plus favorable à la célébration d’une fête liturgique. Elle se place, en effet, tout au début de l’été, et si, dès cette époque, le soleil inonde de sa joyeuse clarté la ville et la campagne, il ne fait pas encore sentir aux hommes l’ardeur brûlante de ses plus chauds rayons. Rien au contraire de plus doux, de plus paisible, rien de plus souriant que ces premiers jours de l’été romain où la nature se pare de ses plus riches couleurs pour fêter, elle aussi, la naissance du témoin de la lumière.
La liturgie s’applique donc d’une manière spéciale à célébrer la gloire particulière de Jean, le maior inter natos mulierum. C’est pourquoi, alors qu’on célèbre seulement le jour du trépas des autres saints, on fête le jour même de la naissance de Jean, comme ayant été entourée de la splendeur des charismes du Paraclet. Le culte de saint Jean-Baptiste trouva ses propagateurs les plus ardents parmi les moines qui, dans la vie austère passée par le Précurseur au désert, reconnaissaient une sorte de prélude à l’institution monastique. Le patriarche saint Benoît lui érigea sur le Mont-Cassin un sanctuaire où il voulut être enseveli.
L’allégresse, qui est le caractère propre de cette fête, débordait en dehors du saint lieu où elle était célébrée et se répandait jusque sur les Musulmans infidèles. Si, à Noël, la rigueur de la saison confinait au foyer domestique les expansions touchantes de la piété privée, la beauté des nuits de la Saint-Jean d’été offrait une occasion de dédommagement à la foi vive des peuples. Aussi complétait-elle ce qui lui semblait l’insuffisance de ses démonstrations envers l’Enfant-Dieu, par les honneurs rendus au Précurseur dans son berceau. A peine s’éteignaient les derniers rayons de l’astre du jour, que du fond de l’Orient jusqu’à l’extrême Occident, sur la surface du monde entier, d’immenses jets de flammes s’élançaient des montagnes, et s’allumaient soudain par toutes les villes, dans chaque bourgade, dans les moindres hameaux. C’étaient les feux de la Saint-Jean : témoignage authentique, sans cesse renouvelé, de la vérité des paroles de l’ange et de la prophétie annonçant cette joie universelle qui devait saluer la naissance du fils d’Élisabeth.
Les feux de la Saint-Jean complétaient heureusement la solennité liturgique ; ils montraient unies dans une même pensée l’Église et la cité terrestre. Car l’organisation de ces réjouissances relevait des communes, et les municipalités en portaient tous les frais. Aussi le privilège d’allumer les feux était-il réservé, d’ordinaire, aux premiers personnages de l’ordre civil. Les rois eux-mêmes, prenant part à la joie de mus, tenaient à honneur de donner ce signal d’allégresse à leurs peuples ; Louis XIV, en 1648, mit encore le feu au bûcher de la place de Grève, comme l’avaient fait ses prédécesseurs. En certains lieux, la roue ardente, disque enflammé tournant sur lui-même et parcourant les rues des villes ou descendant du sommet des montagnes, représentait le mouvement du soleil qui n’atteint le plus haut point de sa course que pour redescendre aussitôt ; elle rappelait la parole du Précurseur au sujet du Messie : Il faut qu’il croisse et que je diminue. Le symbolisme se complétait par l’usage où l’on était de brûler les ossements et débris de toutes sortes, en ce jour qui annonça la fin de la loi ancienne et le commencement des temps nouveaux, selon le mot de l’Écriture : Vous rejetterez ce qui est vieux, à l’arrivée des nouveaux biens.

L'office solennel de nuit : illuminavit mentes hominum

Quand, au milieu de ces paisibles réjouissances, la cloche annonce l’office de la nuit, les fidèles, en grand nombre, se rassemblent dans la spacieuse basilique du Latran pour s’unir à la louange de l’Église et célébrer les merveilles que le Christ lui-même, par la vertu de sa grâce, a fait s’accomplir en la personne de son Précurseur.
Après les fameuses vigiles de Pâques et de Noël il n’y a pas dans toute l’Église, à Rome et ailleurs, de nuit plus populaire que celle de la Saint-Jean. Les princes eux-mêmes se faisaient un devoir de prendre part à l’office des vigiles. Le biographe de Robert le Pieux (Helgaud, Via Roberti) ne nous montre-t-il pas le dévot roi de France s’unissant avec ferveur, pendant la nuit de la Saint-Jean, à la prière liturgique des moines de Fleury?
Les vigiles se composent de trois nocturnes et l’office est si habilement disposé, nous allons le voir, que le développement des deux premières veilles de la nuit sert de préparation à la troisième qui a directement pour objet la naissance du Précurseur.
De même que le Christ est préfiguré par les plus grands d’entre les justes de l’Ancien Testament, patriarches, rois et prophètes, de même Jean-Baptiste est annoncé lui aussi par de très saints personnages dont il reproduit en sa personne les traits les plus caractéristiques, non par une coïncidence purement fortuite mais en vertu d’une disposition providentielle. C’est ainsi, par exemple, pour nous en tenir aux ressemblances les plus frappantes que Samuel, Élie et Jérémie trouvent en saint Jean-Baptiste une première réalisation de leur caractère figuratif. Samuel préfigure le Précurseur non seulement parce qu’il naît d’une femme stérile, comme le fruit de sa prière, mais aussi parce qu’il est divinement chargé d’introduire en Israël cette royauté politique qui n’était elle-même qu’une image et une préparation du règne de notre Sauveur. L’ange Gabriel dit de Jean-Baptiste qu’il doit marcher dans la vertu d’Élie ; nous avons parlé du lien qui, dans la pensée divine, rattache le Précurseur au prophète de l’Ancien Testament. Nous remarquons que chez l’un et chez l’autre il y a même austérité, même amour de la solitude et de la contemplation, même zèle jaloux pour tout ce qui touche à la gloire de Dieu (Cf. Dom Flicoteaux, Le culte du saint Précurseur). Mais c’est surtout dans le prophète Jérémie que l’Église retrouve le plus volontiers les traits du saint Précurseur. Aussi juge-t-elle convenable de lui faire une large place dans la liturgie du 24 juin. Toute une partie de l’office des Vigiles est remplie de la pensée du prophète dont la voix mystérieuse se fait entendre d’un bout à l’autre du premier nocturne, dans les antiennes et les leçons. Jérémie, qui est lui aussi d’origine sacerdotale, prophétise Jean-Baptiste par sa propre naissance, car il sort du sein maternel déjà sanctifié par la grâce divine. Il le préfigure dans tout le reste de sa vie, et plus particulièrement dans le martyre qu’il endure pour les droits de la justice et de la vérité. Il le représente en sa propre personne par la gravité de ses traits, la grandeur de son caractère, la noblesse et la simplicité de sa conduite. Il l’annonce jusque dans l’accomplissement de sa mission qui fut d’arracher, détruire, édifier et planter, comme celle de Jean consistera plus tard à aplanir, redresser, combler et préparer les voies du Seigneur. Enfin si Jean-Baptiste surpasse tous les prophètes, nous savons bien qu’avant lui, il n’y eut pas de prophète plus grand que Jérémie. Voilà pourquoi nous croyons entendre le Précurseur rendre témoignage de lui-même dans tout ce passage dont l’Église nous donne lecture au premier nocturne :
La parole du Seigneur me fut ainsi adressée. « Avant de te former dans le sein de ta mère, Je t’ai connu ; et avant que tu sortisses de ses flancs, Je t’ai sanctifié et Je t’ai établi prophète des nations. »  Et je dis : « Ah, ah, ah, Seigneur mon Dieu, je ne sais pas parler, car je suis un enfant. »
Nous avons au second nocturne ce très antique et très beau répons, le plus beau peut-être de tout l’office du 24 juin, où saint Jean-Baptiste apparaît dans la plénitude de son rôle d’illuminateur :
Hic est Præcursor dilectus, et LUCERNA LUCENS ante Dominum : Ipse enim est Johannes qui viam Domino præparavit in eremo :Sed et agnum Dei demonstravit et ILLUMINAVIT MENTES HOMINUM.
 « Celui-ci est le Précurseur bien-aimé et la lampe qui luit devant le Seigneur : car c’est bien Jean lui-même qui a préparé la voie au Seigneur dans le désert, montré du doigt l’Agneau de Dieu, illuminé l’esprit des hommes ».

Dum medium silentium : au cœur de la nuit, la naissance du précurseur.

L’attente de l’Église s’est prolongée pendant la plus grande partie de l’office nocturne ; elle touche à sa fin lorsque commence la troisième veille de la nuit qui doit se clore par le récit de la naissance du Précurseur. Cette lecture constitue l’harmonieux couronnement de tout l’office des vigiles monastiques ; la première des leçons du 3ème nocturne commence par les deux phrases initiales du texte sacré suivies comme toujours de cette même formule : et reliqua. La lecture intégrale de l’évangile du jour n’est faite qu’à la conclusion de l’office et elle l’entoure d’une solennité particulière qui met justement en valeur l’objet du mystère célébré par l’Église. La Règle de Saint Benoît mentionne ainsi :
« Ipso dicto (s. e. Te Deum laudamus), legat abbas lectionem de Evangelio cum honore et tremore stantibus omnibus » (c. XI).
« Une fois cela chanté (c'est-à-dire le Te Deum laudamus, l’abbé lit (comprendre : « chante ») le leçon de l’Evangile avec honneur et crainte, touts étant debout » (chapitre Xième).
L’Église juge que la dernière phase de la nuit est le moment le plus convenable pour situer liturgiquement la naissance de saint Jean-Baptiste ; il est donc bien à propos de faire entendre le récit de cet événement au terme de l’office des vigiles. Sans doute l’évangile ne donne aucune précision sur l’heure à laquelle le fils d’Élisabeth fut mis au monde, mais, dans le plan divin, il existe un rapport si étroit entre la naissance du Christ et celle de son Précurseur, qu’il paraît tout naturel de supposer que les deux événements se sont accomplis l’un et l’autre au milieu du silence de la nuit. En tout cas, le Sauveur s’étant donné lui-même comme le soleil qui illumine le monde, la tradition a reconnu dans l’étoile du matin, qui annonce le lever du soleil en lui empruntant de son éclat, le symbole gracieux du vrai Lucifer, c’est-à-dire de Jean-Baptiste. Cette comparaison illustre à merveille la doctrine des Pères que nous lisons aux deuxièmes et troisièmes nocturnes ; car, d’après eux, si la sainteté de Jean a brillé d’une si vive lumière, c’est afin que la sainteté du Christ, rien qu’en la surpassant, soit reconnue comme la sainteté d’un Dieu. Bossuet fait très justement écho à la pensée des Pères lorsqu’il dit : « Jésus est grand par naissance, et Jean sera grand par un éclat et un rejaillissement de la grandeur de Jésus » (Élévations, XIe sem., 4e élév.).

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