mardi, juin 26, 2012

Abraham Lincoln

Traduction en français d'un article que j'avais écrit dans le numéro de juin 2008 d'Upon This Rock


Les politiciens et les médias nous parlent souvent d’un certain devoir de mémoire, en particulier afin de nous souvenir de ceux qui ont souffert de terribles injustices et ont été victimes du fanatisme ou du totalitarisme. Mais, comme le fait remarquer le philosophe Paul Ricoeur, “le devoir de mémoire est lourd d’équivoque parce que l’injonction de ce souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire... La tentation est alors grande de transformer ce plaidoyer en une revendication de la mémoire contre l’histoire.” De fait, il peut arriver que l’usage de la mémoire devienne un abus de mémoire, et tandis que son but devait servir à la justice, il peut devenir lui-même un acte de tyrannie. Ainsi le devoir de mémoire relève d’une certaine problématique morale, et en celà, il nous concerne.
Il existe une vérité historique parce que les actes du passé sont ce qu’ils sont et l’interprétation que nous en avons ne saurait en changer la réalité. Nous n’avons pas d’autres choix que de les accepter. Nous pouvons les regretter ou nous en réjouir, nous pouvons être indifférents, mais nous ne pouvons pas les changer. Nous avons certainement des leçons à en tirer afin de pouvoir - ou du moins essayer de pouvoir - rendre notre présent et notre avenir meilleurs.  Le travail de l’historien se doit d’être une oeuvre intellectuelle honnête, quels que soient les faits du passé. Ainsi, pour nous catholiques, nous savons que l’histoire de l’Eglise n’est pas toujours ce que nous aurions aimé qu’elle soit. Même l’Epouse du Christ ne demeure pas ici-bas sans taches, et cela vient des hommes qui la composent. Il vous suffira de lire l’histoire des Papes de la Renaissance pour vous en convaincre. Mais nous ne changerions pas la vraie histoire de l’Eglise afin d’en présenter une version plus “officielle” qui serait bien plus plaisante  et plus politiquement correcte à lire. Les faits sont les faits.
D’après l’historien Pierre Nora, “c’est la dynamique même de la commémoration qui s’est inversée, le modèle mémoriel qui l’a emporté sur le modèle historique, et avec lui, un tout autre usage du passé, imprévisible et capricieux. C’est le présent qui crée ses instruments de commémoration, qui court après les dates et les figures à commémorer, qui les ignore ou qui les multiplie, qui s’en donne d’arbitraires à l’intérieur du programme imposé […] ou qui subit la date […] mais pour en transformer la signification. L’histoire propose, mais le présent dispose, et ce qui se passe est régulièrement différent de ce que l’on voulait.” Paul Ricoeur explique que le nouveau modèle établi est de fait le modèle de célébration dédiée à la souveraineté impersonelle de l’Etat-Nation. Il parle ici du cas particulier de la France, mais nous pouvons certainement transposer ces propos pour le cas des Etats-Unis.
Lors de sa fameux discours connu comme l’ Adresse de Gettysburg, le 19 novembre 1863, le président Abraham Lincoln disait : “Nous sommes ici hautement résolus à ce que ces morts ne seront pas morts en vain ; que cette nation, si Dieu le veut, verra renaître la liberté ; et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne disparaîtra pas de la terre.” Il semble que le devoir de mémoire aux Etats-Unis soit bien compris tant cette citation de Lincoln est l’une des plus utilisées. Le message est clair: les soldats qui sont tombés à Gettysburg - la bataille la plus sanglante qui fut sur le territoire américain - sont morts pour une juste cause: la liberté et la démocratie. Le champion de cette cause était le président Lincoln dont les mots du second discours d’investiture du 4 mars 1865 sont maintenant écrits sur les murs de son mémorial à Washington D.C. : Sans malveillance à l’égard de qui que ce soit, avec charité envers tous, avec la fermeté du bon droit, tel que Dieu nous permet de le comprendre, efforçons-nous de finir le travail dans lequel nous sommes engagés; panser les blessures de la nation.” Devoir de mémoire de l’Etat-Nation !
De tous les présidents de l’histoire des Etats-Unis, Abraham Lincoln est certainement celui dont les Américains se souviennent le plus avec une très grande affection, peut-on lire sur un site officiel du Gouvernement américain. Pourtant de nombreux contemporains de la guerre civile, et pas uniquement dans le sud, n’auraient certainement pas été d’accord avec cette affirmation. Il semble que le devoir de mémoire, commencé en ce cas dès 1863 alors que la guerre n’était pas même terminée, ait obscurci la vérité historique. Abraham Lincoln est connu comme le “Grand Emancipateur” et nombreux sont ceux qui reconnaissent en lui le grand héros de la démocratie qui sauva l’Union. C’est certainement vrai puisque beaucoup de ses écrits et de ses discours le prouvent.
Et pourtant ! Et si ? Ces deux petits mots font souvent naître la suspicion. Et si ? Lorsque vous les prononcez, vous prenez le risque de chambouler quelques idées préconçues bien enracinées dans les esprits. Il vous faut accepter le fait que vous pourriez rencontrer beaucoup d’opposition et de résistance de la part de ceux - la majorité ? - qui ne peuvent pas même reconnaître qu’il y ait une possibilité que la vérité puisse être différente de ce qu’ils ont entendu dire depuis leurs plus jeunes années. Mais c’est justement ce qui importe: la vérité ! Et si la vérité n’était justement pas ce que nous pensons qu’elle est ? Et si Abraham Lincoln n’était pas le grand homme de principe et d’honneur que de nombreux Américains et autres personnes à travers le monde pensent qu’il était ?
Pour nous, Français, au pays de la Révolution qui établit le premier système totalitariste des temps modernes, nous savons que la version officielle des faits - celle dont nous devons nous souvenir du fait du devoir de mémoire - n’est pas toujours conforme à la réalité de l’Histoire. A première vue l’image de la Révolution est plutôt belle: liberté et justice pour tous les hommes ! Qui pourrait être contre ? Mais cet idéal porte en lui-même une contradiction qui peut avoir des conséquences dramatiques, et qui de fait en a eu, dont le prix peut se payer en vies humaines.  “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !” s’était écrié Saint-Just. De la liberté à l’idéologie, il n’y a parfois qu’un pas. Ainsi, “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté” peut signifier “débarassons-nous de ceux qui n’acceptent pas nos idées.” La barrière entre démocratie et dictature (ou régime totalitaire) est parfois facile à franchir. Abraham Lincoln la franchit-il ?
Certains historiens considèrent de fait qu’il était un dictateur. Un dictateur est un gouvernant qui exerce le pouvoir absolu de façon autoritaire sans qu’aucune loi ou institution ne le limite. La dictature se caractérise généralement ainsi: suspension des élections et des libertés civiles; proclamation d’un état d’urgence qui justifie le régime; gouvernement par décrets sans passer par un corps législatif, répression envers les opposants politiques; mépris des procédures légales; culte de la personnalité. 
L’étude des faits historiques montre que l’on retrouve ces éléments dans le gouvernement de Lincoln et certains historiens qui comptent pourtant parmi ses partisans le reconnaissent. Il est ainsi surprenant de trouver certains adjectifs ajoutés au mot dictateur pour qualifier la présidence de Lincoln. Citons par exemple Clinton Rossiter qui voit en lui un “bon” et un “grand” dictateur. Ou encore, James Randall, qualifié de spécialiste de Lincoln et dont les livres font références, qui affirme qu’il était un “dictateur bienveillant.”
Il faudrait que l’on m’explique la différence entre un bon et un mauvais dictateur, puisqu’il ne s’agit pas des moyens de gouvernements utilisés qui sont les mêmes dans les deux cas. Thomas DiLorenzo nous livre un exposé des actes du seizième président des Etats-Unis dans son livre The Real Lincoln. En avril 1861, Lincoln suspendit l’Habeas Corpus qui est “un élément important de la loi dans un pays libre qui protège les citoyens des arrestations arbitraires et des emprisonements par l’Etat pour raison politiques.” La suspension de l’Habeas Corpus est resté en vigueur durant toute la présidence de Lincoln. Elle fut suivie par la loi martiale qui lui permit de faire arrêter tous ses opposants. Des milliers de citoyens, incluant des éditeurs, des prêtres et des pasteurs vinrent remplir les prisons dans les Etats du nord.  Comme tous les dictateurs, Lincoln avait sa police secrète dirigé par William Seward qui “se vantait devant l’ambassadeur de Grande Bretagne de n’avoir qu’à sonner une cloche pour faire arrêter un homme dans l’Ohio, dans l’Etat de New York ou n’importe quel autre Etat. Il se rejouissait d’avoir plus de pouvoir sur la population que la Reine d’Angleterre.” Le nombre de prisonniers politiques détenus dans les prisons militaires sans aucune forme de procès est estimé à 13.000. 
Parmi les autres mesures du président Lincoln, nous pouvons mentionner: suppression des élections dans le Maryland; suppression de la presse avec usage de l’armée fédérale pour démolir les bureaux de nombreux journaux; déportation d’opposants politiques au Canada; la plus grande exécution dans l’histoire des Etats-Unis ordonnée le 26 décembre 1862 qui envoya à la mort 38 Indiens sioux. Lincoln aurait volontiers fait exécuter plus d’Indiens s’il n’avait craint la réaction des pays européens qui envisageaient alors d’offrir leur aide à la Confédération du sud. Il promit toutefois de faire expulser les Indiens du Minnesota, ce qui fut fait en 1863. Les Sioux s’étaient en effet révolter parce que le gouvernement fédéral refusait de payer les terres qu’il leur avait achetées. 
Mais l’oeuvre majeure d’Abraham Lincoln reste finalement celle ci: une guerre totale de quatre années qui a couté la vie de milliers de citoyens américains (620.000 soldats tués) incluant de nombreux civils pris délibéremment comme cible par l’armée fédérale. Mener la guerre aux populations civiles n’était pas le fait de débordements de quelques soldats non contrôlés, mais d’une volonté orchestrée par le gouvernement de Lincoln. “Les généraux qui avaient la confiance de Lincoln, écrit DiLorenzo étaient Sherman, Grant et Sheridan qui excellèrent dans de telles pratiques,” tandis que d’autres généraux comme McClellan qui suppliaient Lincoln de mener la guerre conformément “aux plus hauts principes de la civilisation chrétienne” étaient souvent limogés. Les armées de Sherman et de Sheridan se comportaient souvent dans les territoires du sud comme des troupes de vandales brûlant et pillant tout sur leur passage. Il s’agissait d’une sorte de déjà vu et l’on se demande si Sherman en Georgie ne s’est pas inspiré des colonnes infernales de Vendée !
Ce n’est donc pas les moyens employés qui nous permettent de discerner le bon du mauvais dictateur. Serait-ce donc la fin proposée ? La fin de la guerre était soi-disant de mettre fin à l’esclavage et de préserver l’Union. Lincoln a exprimé ses intentions dans une lettre à Horace Greeley, l’un des fondateurs du Parti Républicain. 
“Mon but suprême dans ce combat est de préserver l’Union et n’est pas de conserver ou d’abolir l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer un seul esclave, je le ferais; si je pouvais sauver l’Union en libérant tous les esclaves, je le ferais; si je pouvais sauver l’Union en libérant des esclaves et en laissant les autres, je le ferais aussi. Ce que je fais au sujet de l’esclave et de la race noire, je le fais parce que je crois que cela aide à sauver l’Union; ce dont je m’abstiens, je ne le fais pas parce que je ne crois que cela puisse aider à la sauver. Je ferai moins quand je penserai que ce que je fais nuise à la cause et j’en ferai plus quand je penserai que cela l’aide.”
Ainsi sauver l’Union était le but ultime de tous les actes de Lincoln ? Mais peut-on légitimement parler d’union lorsque les membres qui la composent sont forcés d’y demeurer ?  Les Etats-Unis d’Amérique ont été fondés sur le principe de liberté qui inclut précisément le droit de sécession, comme cela est stipulé dans la Déclaration d’Indépendance: 
“Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits (la vie, la liberté et la recherche du bonheur) , et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur.”
Et lors de son discours d’investiture en 1801, Thomas Jefferson qui était pourtant un fervent partisan de l’Union disait: “S’il y en avait parmi nous qui souhaiteraient dissoudre cette Union ou en changer la forme, qu’ils soient rassurés car l’erreur d’opinion est tolérée là où la raison demeure libre de la combattre.” Thomas DiLorenzo y voit une défense de la liberté d’expression et du droit à la sécession. Soixante ans plus tard, Abraham Lincoln déniera ces droits.
Alexis de Tocqueville explique que l’Union a été fondée par l’accord volontaire des Etats. Historiquement, chacun des premiers Etats avait proclamé sa  propre souveraineté et son indépendance envers la Grande Bretagne. Le gouvernement britannique a ensuite reconnu ces nouveaux Etats individuellement. En s’unissant entre eux, explique Tocqueville, ces Etats n’ont pas renié leurs nationalités et n’ont pas été réduits à la condition d’un seul et même peuple.
En 1861, nombreux, dans le sud aussi bien que dans le nord, croyaient que les Etats avaient le droit de sécession. Pour avoir revendiqué ce droit, de nombreux citoyens du nord furent arrêtés et mis en prison et de nombreux journaux ont été interdits. Préserver l’Union était certainement un but noble et les citoyens du sud avaient un grand respect pour elle. Mais la préserver par la force en déniant les droits des Etats par l’usage de moyens anti-constitutionnels étaient bien l’oeuvre d’un dictateur.
Arrestation de Clement Vallandigham
Le véritable agenda de Lincoln a été exposé par Clement Vallandigham, membre du Congrès qui fut expulsé au Canada pour cela. Il s’agissait d’abord d’une politique économique: banques nationales, dette publique à resorber, impositions élevées (problèmes très actuels !). Il fallait en outre assurer un gouvernement fort pour mener à bien la politique du gouvernement fédéral, ce qui s’est manifesté par une centralisation du pouvoir à Washington, la suppression des frontières entre les Etats et un despotisme militaire.
Selon George Flechter, professeur de droit à l’Université de Colombia, le but de Lincoln était de “réinventer les Etats Unis” et non pas de sauver l’Union. En réalité Lincoln a accompli une révolution en créant un système de gouvernement centralisé. Mais une révolution n’est jamais achevée et est un processus continu et permanent. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le devoir de mémoire et nécessaire...afin de poursuivre l’oeuvre commencée qui a pour objectif le triomphe d’un nouvel ordre et de “la souveraineté impersonnelle de l’Etat-Nation.” Nous en savons quelque chose au pays de la Révolution !

samedi, juin 23, 2012

La nuit de la Noël d’été


 « Lucerna ardens et lucens » d’après Dom Guéranger, Cardinal Schuster, Dom Flicoteaux



L’appellation particulière et traditionnelle de la fête de la Nativité de saint Jean Baptiste fut pendant longtemps la « Noël d’été ». De même encore qu’il y avait autrefois deux Matines en la nuit de Noël, Durand de Mende nous apprend, après Honorius d’Autun, que plusieurs célébraient en la fête de saint Jean un double Office. Le premier commençait à la chute du jour ; il était sans alléluia, pour signifier le temps de la Loi et des Prophètes qui dura jusqu’à Jean. Le second, commencé au milieu de la nuit, se terminait à l’aurore ; on le chantait avec alléluia, pour marquer l’ouverture des temps de la grâce et du royaume de Dieu.
La « Noël d’été » a toujours occupé, sur le calendrier, la date la plus favorable à la célébration d’une fête liturgique. Elle se place, en effet, tout au début de l’été, et si, dès cette époque, le soleil inonde de sa joyeuse clarté la ville et la campagne, il ne fait pas encore sentir aux hommes l’ardeur brûlante de ses plus chauds rayons. Rien au contraire de plus doux, de plus paisible, rien de plus souriant que ces premiers jours de l’été romain où la nature se pare de ses plus riches couleurs pour fêter, elle aussi, la naissance du témoin de la lumière.
La liturgie s’applique donc d’une manière spéciale à célébrer la gloire particulière de Jean, le maior inter natos mulierum. C’est pourquoi, alors qu’on célèbre seulement le jour du trépas des autres saints, on fête le jour même de la naissance de Jean, comme ayant été entourée de la splendeur des charismes du Paraclet. Le culte de saint Jean-Baptiste trouva ses propagateurs les plus ardents parmi les moines qui, dans la vie austère passée par le Précurseur au désert, reconnaissaient une sorte de prélude à l’institution monastique. Le patriarche saint Benoît lui érigea sur le Mont-Cassin un sanctuaire où il voulut être enseveli.
L’allégresse, qui est le caractère propre de cette fête, débordait en dehors du saint lieu où elle était célébrée et se répandait jusque sur les Musulmans infidèles. Si, à Noël, la rigueur de la saison confinait au foyer domestique les expansions touchantes de la piété privée, la beauté des nuits de la Saint-Jean d’été offrait une occasion de dédommagement à la foi vive des peuples. Aussi complétait-elle ce qui lui semblait l’insuffisance de ses démonstrations envers l’Enfant-Dieu, par les honneurs rendus au Précurseur dans son berceau. A peine s’éteignaient les derniers rayons de l’astre du jour, que du fond de l’Orient jusqu’à l’extrême Occident, sur la surface du monde entier, d’immenses jets de flammes s’élançaient des montagnes, et s’allumaient soudain par toutes les villes, dans chaque bourgade, dans les moindres hameaux. C’étaient les feux de la Saint-Jean : témoignage authentique, sans cesse renouvelé, de la vérité des paroles de l’ange et de la prophétie annonçant cette joie universelle qui devait saluer la naissance du fils d’Élisabeth.
Les feux de la Saint-Jean complétaient heureusement la solennité liturgique ; ils montraient unies dans une même pensée l’Église et la cité terrestre. Car l’organisation de ces réjouissances relevait des communes, et les municipalités en portaient tous les frais. Aussi le privilège d’allumer les feux était-il réservé, d’ordinaire, aux premiers personnages de l’ordre civil. Les rois eux-mêmes, prenant part à la joie de mus, tenaient à honneur de donner ce signal d’allégresse à leurs peuples ; Louis XIV, en 1648, mit encore le feu au bûcher de la place de Grève, comme l’avaient fait ses prédécesseurs. En certains lieux, la roue ardente, disque enflammé tournant sur lui-même et parcourant les rues des villes ou descendant du sommet des montagnes, représentait le mouvement du soleil qui n’atteint le plus haut point de sa course que pour redescendre aussitôt ; elle rappelait la parole du Précurseur au sujet du Messie : Il faut qu’il croisse et que je diminue. Le symbolisme se complétait par l’usage où l’on était de brûler les ossements et débris de toutes sortes, en ce jour qui annonça la fin de la loi ancienne et le commencement des temps nouveaux, selon le mot de l’Écriture : Vous rejetterez ce qui est vieux, à l’arrivée des nouveaux biens.

L'office solennel de nuit : illuminavit mentes hominum

Quand, au milieu de ces paisibles réjouissances, la cloche annonce l’office de la nuit, les fidèles, en grand nombre, se rassemblent dans la spacieuse basilique du Latran pour s’unir à la louange de l’Église et célébrer les merveilles que le Christ lui-même, par la vertu de sa grâce, a fait s’accomplir en la personne de son Précurseur.
Après les fameuses vigiles de Pâques et de Noël il n’y a pas dans toute l’Église, à Rome et ailleurs, de nuit plus populaire que celle de la Saint-Jean. Les princes eux-mêmes se faisaient un devoir de prendre part à l’office des vigiles. Le biographe de Robert le Pieux (Helgaud, Via Roberti) ne nous montre-t-il pas le dévot roi de France s’unissant avec ferveur, pendant la nuit de la Saint-Jean, à la prière liturgique des moines de Fleury?
Les vigiles se composent de trois nocturnes et l’office est si habilement disposé, nous allons le voir, que le développement des deux premières veilles de la nuit sert de préparation à la troisième qui a directement pour objet la naissance du Précurseur.
De même que le Christ est préfiguré par les plus grands d’entre les justes de l’Ancien Testament, patriarches, rois et prophètes, de même Jean-Baptiste est annoncé lui aussi par de très saints personnages dont il reproduit en sa personne les traits les plus caractéristiques, non par une coïncidence purement fortuite mais en vertu d’une disposition providentielle. C’est ainsi, par exemple, pour nous en tenir aux ressemblances les plus frappantes que Samuel, Élie et Jérémie trouvent en saint Jean-Baptiste une première réalisation de leur caractère figuratif. Samuel préfigure le Précurseur non seulement parce qu’il naît d’une femme stérile, comme le fruit de sa prière, mais aussi parce qu’il est divinement chargé d’introduire en Israël cette royauté politique qui n’était elle-même qu’une image et une préparation du règne de notre Sauveur. L’ange Gabriel dit de Jean-Baptiste qu’il doit marcher dans la vertu d’Élie ; nous avons parlé du lien qui, dans la pensée divine, rattache le Précurseur au prophète de l’Ancien Testament. Nous remarquons que chez l’un et chez l’autre il y a même austérité, même amour de la solitude et de la contemplation, même zèle jaloux pour tout ce qui touche à la gloire de Dieu (Cf. Dom Flicoteaux, Le culte du saint Précurseur). Mais c’est surtout dans le prophète Jérémie que l’Église retrouve le plus volontiers les traits du saint Précurseur. Aussi juge-t-elle convenable de lui faire une large place dans la liturgie du 24 juin. Toute une partie de l’office des Vigiles est remplie de la pensée du prophète dont la voix mystérieuse se fait entendre d’un bout à l’autre du premier nocturne, dans les antiennes et les leçons. Jérémie, qui est lui aussi d’origine sacerdotale, prophétise Jean-Baptiste par sa propre naissance, car il sort du sein maternel déjà sanctifié par la grâce divine. Il le préfigure dans tout le reste de sa vie, et plus particulièrement dans le martyre qu’il endure pour les droits de la justice et de la vérité. Il le représente en sa propre personne par la gravité de ses traits, la grandeur de son caractère, la noblesse et la simplicité de sa conduite. Il l’annonce jusque dans l’accomplissement de sa mission qui fut d’arracher, détruire, édifier et planter, comme celle de Jean consistera plus tard à aplanir, redresser, combler et préparer les voies du Seigneur. Enfin si Jean-Baptiste surpasse tous les prophètes, nous savons bien qu’avant lui, il n’y eut pas de prophète plus grand que Jérémie. Voilà pourquoi nous croyons entendre le Précurseur rendre témoignage de lui-même dans tout ce passage dont l’Église nous donne lecture au premier nocturne :
La parole du Seigneur me fut ainsi adressée. « Avant de te former dans le sein de ta mère, Je t’ai connu ; et avant que tu sortisses de ses flancs, Je t’ai sanctifié et Je t’ai établi prophète des nations. »  Et je dis : « Ah, ah, ah, Seigneur mon Dieu, je ne sais pas parler, car je suis un enfant. »
Nous avons au second nocturne ce très antique et très beau répons, le plus beau peut-être de tout l’office du 24 juin, où saint Jean-Baptiste apparaît dans la plénitude de son rôle d’illuminateur :
Hic est Præcursor dilectus, et LUCERNA LUCENS ante Dominum : Ipse enim est Johannes qui viam Domino præparavit in eremo :Sed et agnum Dei demonstravit et ILLUMINAVIT MENTES HOMINUM.
 « Celui-ci est le Précurseur bien-aimé et la lampe qui luit devant le Seigneur : car c’est bien Jean lui-même qui a préparé la voie au Seigneur dans le désert, montré du doigt l’Agneau de Dieu, illuminé l’esprit des hommes ».

Dum medium silentium : au cœur de la nuit, la naissance du précurseur.

L’attente de l’Église s’est prolongée pendant la plus grande partie de l’office nocturne ; elle touche à sa fin lorsque commence la troisième veille de la nuit qui doit se clore par le récit de la naissance du Précurseur. Cette lecture constitue l’harmonieux couronnement de tout l’office des vigiles monastiques ; la première des leçons du 3ème nocturne commence par les deux phrases initiales du texte sacré suivies comme toujours de cette même formule : et reliqua. La lecture intégrale de l’évangile du jour n’est faite qu’à la conclusion de l’office et elle l’entoure d’une solennité particulière qui met justement en valeur l’objet du mystère célébré par l’Église. La Règle de Saint Benoît mentionne ainsi :
« Ipso dicto (s. e. Te Deum laudamus), legat abbas lectionem de Evangelio cum honore et tremore stantibus omnibus » (c. XI).
« Une fois cela chanté (c'est-à-dire le Te Deum laudamus, l’abbé lit (comprendre : « chante ») le leçon de l’Evangile avec honneur et crainte, touts étant debout » (chapitre Xième).
L’Église juge que la dernière phase de la nuit est le moment le plus convenable pour situer liturgiquement la naissance de saint Jean-Baptiste ; il est donc bien à propos de faire entendre le récit de cet événement au terme de l’office des vigiles. Sans doute l’évangile ne donne aucune précision sur l’heure à laquelle le fils d’Élisabeth fut mis au monde, mais, dans le plan divin, il existe un rapport si étroit entre la naissance du Christ et celle de son Précurseur, qu’il paraît tout naturel de supposer que les deux événements se sont accomplis l’un et l’autre au milieu du silence de la nuit. En tout cas, le Sauveur s’étant donné lui-même comme le soleil qui illumine le monde, la tradition a reconnu dans l’étoile du matin, qui annonce le lever du soleil en lui empruntant de son éclat, le symbole gracieux du vrai Lucifer, c’est-à-dire de Jean-Baptiste. Cette comparaison illustre à merveille la doctrine des Pères que nous lisons aux deuxièmes et troisièmes nocturnes ; car, d’après eux, si la sainteté de Jean a brillé d’une si vive lumière, c’est afin que la sainteté du Christ, rien qu’en la surpassant, soit reconnue comme la sainteté d’un Dieu. Bossuet fait très justement écho à la pensée des Pères lorsqu’il dit : « Jésus est grand par naissance, et Jean sera grand par un éclat et un rejaillissement de la grandeur de Jésus » (Élévations, XIe sem., 4e élév.).

mercredi, juin 20, 2012

Sermon pour la fête du Sacré Coeur

Clic: Sermon audio

Notes: 

1) Le "si vous voulez bien vous taire" à la 40e seconde concerne les enfants de choeur qui étaient bien bavards ce jour-là ! Les monstres ! ;)

2) Question de la charité et de la grâce (3e minute)
La charité est toujours accompagnée d'autres dons divins... et tout d'abord la grâce sanctifiante.

On ne peut avoir la charité sans la foi

Saint Thomas: Question sur l'infidélité IIa IIae Q10 art 1

 L'infidélité peut se prendre de deux manières. D'abord dans le sens d'une pure négation, au point qu'on sera dit infidèle du seul fait qu'on n'a pas la foi. Ensuite on peut entendre l'infidélité au sens d'une opposition à la foi, lorsque quelqu'un refuse de prêter l'oreille à cette foi, ou même la méprise, selon la parole d'Isaïe (53, 1): " Qui a cru à ce que nous annonçons? " C'est en cela que s'accomplit proprement la raison d'infidélité. Et en ce sens l'infidélité est un péché.
Mais, si l'infidélité est prise dans le sens purement négatif, comme chez ceux qui n'ont absolument pas entendu parler de la foi, elle n'a pas raison de péché, mais plutôt de châtiment, parce qu'une telle ignorance du divin est une conséquence du péché du premier père. Or, ceux qui sont infidèles de cette façon sont damnés pour d'autres péchés qui ne peuvent être remis sans la foi, mais non pour le péché d'infidélité. Aussi le Seigneur dit-fi (Jn 15, 22): " Si je n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché. " Et S. Augustin explique que le Seigneur parle " de ce péché par lequel ils n'ont pas eu foi dans le Christ ".

On touche ici à la docrine de la justification. Le Concile de Trente rappelle l'impuissance de la Loi et de la nature pour la justification. Rappel: la justification est le passage de l'état de péché à l'état de grâce, nécessaire au salut. Reprenant saint Paul, le concile affirme que l'homme est justifié par la foi. Toutefois la foi n'est que le commencement du salut. Les oeuvres devront suivre (observation des commandements...)

lundi, juin 04, 2012

Liturgie et Civilisation


Article paru dans le bulletin de la Chapelle Saint Bernard, mai-juin 2012

Nous ne nous lasserons jamais de le répéter : la liturgie est éminement éducative. Elle est même plus que cela ; elle est un facteur de civilisation en élevant les arts et la culture. Cela découle du fait qu’elle établit une relation entre les hommes et Dieu - c’est son essence même puisqu’elle est le plus sublime acte de la vertu de religion. Or, lorsque les hommes sont proches de Dieu, ils ne peuvent qu’être meilleurs et produire de meilleures œuvres. La civilisation occidentale, l’Europe en particulier qui a pour patron Saint Benoît, ne seraient pas devenues ce qu’elles sont sans la liturgie. Celle-ci fut ainsi l’un des piliers des grands travaux de la dynastie carolingienne, dont l’un des lointains ancêtres fut saint Arnoul (582-641), évêque de Metz et aïeul de Charlemagne. L’un de ses successeurs sur le siège de Metz eut aussi une grande influence dans la construction de l’empire carolingien : il s’agit de saint Chrodegang (712-766). Pépin-le-Bref l’avait nommé médiateur entre le royaume et la papauté. Il alla à Rome où il découvrit le chant vieux romain qu’il rapporta en Austrasie et convainquit ensuite Pépin d’adopter la liturgie romaine dans son royaume, ce qui fut fait lors du concile de Quierzy en 754. Les Francs reconnurent dans cette liturgie l’expression la plus haute du type de civilisation qu’ils désiraient édifier. Metz devint un haut lieu liturgique et ses nombreux manuscrits sont aujourd’hui encore une source précieuse pour l’étude du chant grégorien.

Charlemagne poursuivit l’œuvre de son père. L’un de ses plus proches collaborateurs était un moine anglais, Alcuin, qui travailla à l’unité de l’empire en promouvant l’unité liturgique. Grand liturge, en plus d’être philosophe, théologien et homme de lettres, Alcuin peut être considéré comme l’une des lumières du Haut Moyen-Age. L’un de ses plus grands travaux fut d’organiser les ordres monastiques dans l’empire. Les monastères étaient des foyers de connaissance et de culture, toutefois leur vocation première était l’Office divin selon l’enseignement de saint Benoît. La construction de la Chrétienté n’aurait sûrement pas été possible sans les moines et nous connaissons la grande influence qu’auront en leurs temps Cluny et Cîteaux. Beaucoup des grands noms du Moyen-Age dont on se souvient de nos jours étaient des moines, qui pour avoir voulu chercher Dieu sont devenus connus parmi les hommes, alors même qu’ils cherchaient à fuir le monde. Parce qu’ils étaient des hommes de prière, et en particulier des hommes de la prière de l’Eglise, la liturgie qui est selon l’étymologie le service pour le bien commun, les moines sont devenus les artisans d’un ordre social, politique (au sens noble du terme), éco- nomique et culturel, en un mot, les artisans d’une civilisation.

Si les deux ordres, temporel et spirituel, sont bien distincts, ils n’en sont toutefois pas pour autant étrangers l’un à l’autre, ou du moins, ne devraient-il pas l’être, tout comme le corps et l’âme qui sont bien distincts mais sont les deux composants essentiels qui font de nous des êtres humains. Si l’une des parties est malade, l’autre en sera donc nécessairement affectée. Aussi nous ne craignons pas de dire que l’une des causes de la crise du monde occidental que nous traversons - et nous disons bien une des causes, car ces dernières sont bien évidemment multiples - est à trouver dans la dérive liturgique des dernières décennies. Il aura suffit à la France d’un demi-siècle pour qu’elle voit son identité changée et on peut parler à ce sujet d’une véritable révolution. La Fille aînée de l’Eglise a renié ce qui fut son principe pendant de nombreux siècles. Considéré du terminus ad quem, on voit mal aujourd’hui dans un pays sécularisé qui se veut le champion de la laïcité ce que la liturgie a à voir avec la crise sociale et identitaire que nous traversons. Mais n’oublions pas que vu du terminus a quo, il y a un siècle, la France était une Nation catholique, même encore après la séparation de l’Etat et des Eglises, ce qui signifie que la liturgie avait un impact profond sur la population.

Depuis le Concile Vatican II, et même avant, on cherche à ouvrir l’Eglise sur le monde, et tous les moyens sont bons pour cela. Ainsi on aura complètement changé la façon de célébrer, ce que l’on appelle l’Ars celebrandi. A l’heure où on célèbre le cinquantenaire de ce Concile, peut - être conviendrait-il de se poser les bonnes questions ! Peut-être conviendrait-il de faire fi du soi-disant esprit du Concile pour enfin mettre en pratique les directives du Concile en matière liturgique, à savoir redonner la première place au chant grégorien pour ne donner qu’un exemple. Je doute fortement que la plupart des chansonnettes que l’on n'entend que trop souvent dans nos églises puissent être qualifiées d’art. Les non croyants ne s’y trompent d’ailleurs pas et il n’y a guère que les partisans d’un certain parti pris, plus ou moins suivi par le Peuple de Dieu à qui on a fait croire tout et le contraire de tout, qui y croient encore. Ceux qui pensaient être les hommes - ou les femmes - du progrès, il y a quelques décennies à peine, sont devenus aujourd’hui les conservateurs d’un modèle maintenant dépassé. Ce n’est donc certainement pas avec eux que nous pourrons rebâtir une civilisation digne de ce nom. D’ailleurs est-ce notre but ? La priorité n’est-elle pas de redonner Dieu aux hommes et de rappeler à ces derniers leurs devoirs envers leur Créateur et Seigneur ? La liturgie en sera un moyen, certes pas l’unique moyen, mais bien un puissant moyen. Ainsi en cherchant Dieu, ce qui ne peut se faire sans un certain retrait du monde, peut-être parviendrons-nous à réconcilier l’ordre temporel avec l’ordre spirituel. La liturgie sera la jonction de ces deux ordres !

dimanche, juin 03, 2012

Sermon pour la Sainte Trinité

Sermon audio en français: Un clic ici !

In English... as it is an old sermon given 3 years ago that I translated in French: Here!