Editorial du 19 octobre
(Saint Zéphirin-de-Stadacona)
Dimanche dernier le Pape François célébrait une messe d’action de grâce pour la canonisation de Saint François de Laval et de Sainte Marie de l’Incarnation, deux grandes figures de notre Eglise de Québec, deux bâtisseurs et deux missionnaires. Le Saint Père concluait son sermon ainsi :
“Maintenant un conseil : que cette mémoire ne nous conduise pas à abandonner la franchise et le courage. Peut-être – ou plutôt non, sans peut-être ! – le diable est jaloux et il ne tolère pas qu’une terre soit ainsi féconde de missionnaires. Prions le Seigneur pour que le Québec revienne sur ce chemin de la fécondité, pour donner au monde de nombreux missionnaires. Que ces deux-ci qui ont – pour ainsi dire – fondé l’Église du Québec, nous aident comme intercesseurs. Que la graine semée croisse et donne comme fruit de nouveaux hommes et femmes courageux, clairvoyants, avec le cœur ouvert à l’appel du Seigneur. Aujourd’hui, on doit demander cela pour votre pays. Eux, du ciel, seront nos intercesseurs. Que le Québec redevienne cette source de bons et de saints missionnaires.”
“Que le Québec redevienne cette source de bons et de saints missionnaires !” Cela dépend de nous, de la façon dont nous recevons la grâce de Dieu, repondons aux inspirations du Saint Esprit et vivons notre foi. Si le monde va mal et l’Eglise est en crise, nous pouvons toujours accuser les autres ; les ennemis de l’Eglise, les politiciens, les modernistes, etc... Certes l’ennemi est à l’oeuvre pour anéantir le Christ et sa Croix et retrancher tout ce qui reste de l’ancienne chrétienté de la société. Mais ne campons pas sur une position de repli. La chrétienté ne s’est pas édifiée du fait d’une attitude de rejet systématique de tout ce qui lui était opposé, mais principalement parce qu’il y avait suffisemment d’hommes et de femmes qui cherchaient Dieu. C’est une attitude positive qui a su reconnaître ce qu’il y avait de bon dans l’antique culture païenne pour ensuite l’élever à l’ordre surnaturel et ainsi le sublimer. Dans son discours remarquable (du 12 septembre 2008 au Collège des Bernardins à Paris) adressé au monde de la culture, le Pape émérite Benoît XVI rappelait quelle était la motivation de nos anciens, en particulier les moines.
“Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’« eschatologie ». Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme - comme s’ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort - mais au sens existentiel : derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. Quaerere Deum : comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq : eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre (cf. L’amour des lettres et le désir de Dieu, p.14). Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes.”
Il faudrait reprendre le texte dans son intégralité tant il est riche de sens. J’y vois comme la charte d’un renouveau de l’authentique esprit chrétien que l’occident moderne a perdu. C’est d’abord en recherchant Dieu que nous pourrons réunir l’ordre temporel et l’ordre spirituel et non dans l’élaboration d’un programme politique, culturel et social. Charles Péguy avait bien compris que la vraie politique découlait comme naturellement de la mystique. Et une authentique mystique catholique suppose une liturgie qui soit vraie, qui élève nos âmes vers ce monde spirituel et donc invisible qui nous entoure et qui est en nous. C’est le Royaume de Dieu, révélé par Notre Seigneur, dont nous allons fêter la Royauté dimanche prochain. Nous n’avons que trop souffert de ces pseudo-liturgies pendant plusieurs décennies. Ne nous trompons pas, elles ont grandement contribué à la perte de l’authentique esprit chrétien dont nous parlions, peu importent les intentions des uns ou des autres. Nous ne jugeons d’ailleurs pas des intentions - cela est réservé à Dieu - ; nous constatons des faits. Loin d’édifier le Royaume et de nous rapprocher du Ciel, ces “liturgies” nous ont plongé dans “la région de dissimilitude” dont parlait encore Benoît XVI.
“Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la ‘région de la dissimilitude’. Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII, 10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la ‘région de la dissimilitude’, dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme. Saint Bernard se montre ici évidemment sévère en recourant à cette expression, qui indique la chute de l’homme loin de lui-même, pour qualifier les chants mal exécutés par les moines, mais il montre à quel point il prend la chose au sérieux. Il indique ici que la culture du chant est une culture de l’être et que les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés, est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité.”
Ainsi, vu sous cet angle-là, nous pouvons commencer à comprendre que la crise que connait actuellement le monde occidental n’est peut être pas sans lien avec les dérives liturgiques. Ceux pour qui l’Eglise est devenue une ONG ne comprendront certainement pas ces paroles. Que faut-il leur dire ? Peut être ce qu’Antoine de Saint Exupéry voulait dire aux hommes dans sa dernière lettre : “Il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien.” Et il ajoutait : “Ce qui vaut, c’est un certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre.”
La civilisation chrétienne vient bien d’en-haut. Et la liturgie, qui en est la plus haute et la plus nécessaire expression est précisemment le lien ou le ciel et la terre se nouent l’un à l’autre. On comprend alors le soin particulier que Saint François de Laval avait pour la liturgie. Il était un grand mystique, et parce qu’il était un mystique, il fut un bâtisseur ; bâtisseur de ce qui allait devenir le Québec. Il n’y a pas un Québécois qui aujourd’hui ne lui doive quelque chose.