Les politiciens et les médias nous parlent souvent d’un certain devoir de mémoire, en particulier afin de nous souvenir de ceux qui ont souffert de terribles injustices et ont été victimes du fanatisme ou du totalitarisme. Mais, comme le fait remarquer le philosophe Paul Ricoeur, “le devoir de mémoire est lourd d’équivoque parce que l’injonction de ce souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire... La tentation est alors grande de transformer ce plaidoyer en une revendication de la mémoire contre l’histoire.” De fait, il peut arriver que l’usage de la mémoire devienne un abus de mémoire, et tandis que son but devait servir à la justice, il peut devenir lui-même un acte de tyrannie. Ainsi le devoir de mémoire relève d’une certaine problématique morale, et en celà, il nous concerne.
Il existe une vérité historique parce que les actes du passé sont ce qu’ils sont et l’interprétation que nous en avons ne saurait en changer la réalité. Nous n’avons pas d’autres choix que de les accepter. Nous pouvons les regretter ou nous en réjouir, nous pouvons être indifférents, mais nous ne pouvons pas les changer. Nous avons certainement des leçons à en tirer afin de pouvoir - ou du moins essayer de pouvoir - rendre notre présent et notre avenir meilleurs. Le travail de l’historien se doit d’être une oeuvre intellectuelle honnête, quels que soient les faits du passé. Ainsi, pour nous catholiques, nous savons que l’histoire de l’Eglise n’est pas toujours ce que nous aurions aimé qu’elle soit. Même l’Epouse du Christ ne demeure pas ici-bas sans taches, et cela vient des hommes qui la composent. Il vous suffira de lire l’histoire des Papes de la Renaissance pour vous en convaincre. Mais nous ne changerions pas la vraie histoire de l’Eglise afin d’en présenter une version plus “officielle” qui serait bien plus plaisante et plus politiquement correcte à lire. Les faits sont les faits.
D’après l’historien Pierre Nora, “c’est la dynamique même de la commémoration qui s’est inversée, le modèle mémoriel qui l’a emporté sur le modèle historique, et avec lui, un tout autre usage du passé, imprévisible et capricieux. C’est le présent qui crée ses instruments de commémoration, qui court après les dates et les figures à commémorer, qui les ignore ou qui les multiplie, qui s’en donne d’arbitraires à l’intérieur du programme imposé […] ou qui subit la date […] mais pour en transformer la signification. L’histoire propose, mais le présent dispose, et ce qui se passe est régulièrement différent de ce que l’on voulait.” Paul Ricoeur explique que le nouveau modèle établi est de fait le modèle de célébration dédiée à la souveraineté impersonelle de l’Etat-Nation. Il parle ici du cas particulier de la France, mais nous pouvons certainement transposer ces propos pour le cas des Etats-Unis.
Lors de sa fameux discours connu comme l’ Adresse de Gettysburg, le 19 novembre 1863, le président Abraham Lincoln disait : “Nous sommes ici hautement résolus à ce que ces morts ne seront pas morts en vain ; que cette nation, si Dieu le veut, verra renaître la liberté ; et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne disparaîtra pas de la terre.” Il semble que le devoir de mémoire aux Etats-Unis soit bien compris tant cette citation de Lincoln est l’une des plus utilisées. Le message est clair: les soldats qui sont tombés à Gettysburg - la bataille la plus sanglante qui fut sur le territoire américain - sont morts pour une juste cause: la liberté et la démocratie. Le champion de cette cause était le président Lincoln dont les mots du second discours d’investiture du 4 mars 1865 sont maintenant écrits sur les murs de son mémorial à Washington D.C. : Sans malveillance à l’égard de qui que ce soit, avec charité envers tous, avec la fermeté du bon droit, tel que Dieu nous permet de le comprendre, efforçons-nous de finir le travail dans lequel nous sommes engagés; panser les blessures de la nation.” Devoir de mémoire de l’Etat-Nation !
De tous les présidents de l’histoire des Etats-Unis, Abraham Lincoln est certainement celui dont les Américains se souviennent le plus avec une très grande affection, peut-on lire sur un site officiel du Gouvernement américain. Pourtant de nombreux contemporains de la guerre civile, et pas uniquement dans le sud, n’auraient certainement pas été d’accord avec cette affirmation. Il semble que le devoir de mémoire, commencé en ce cas dès 1863 alors que la guerre n’était pas même terminée, ait obscurci la vérité historique. Abraham Lincoln est connu comme le “Grand Emancipateur” et nombreux sont ceux qui reconnaissent en lui le grand héros de la démocratie qui sauva l’Union. C’est certainement vrai puisque beaucoup de ses écrits et de ses discours le prouvent.
Et pourtant ! Et si ? Ces deux petits mots font souvent naître la suspicion. Et si ? Lorsque vous les prononcez, vous prenez le risque de chambouler quelques idées préconçues bien enracinées dans les esprits. Il vous faut accepter le fait que vous pourriez rencontrer beaucoup d’opposition et de résistance de la part de ceux - la majorité ? - qui ne peuvent pas même reconnaître qu’il y ait une possibilité que la vérité puisse être différente de ce qu’ils ont entendu dire depuis leurs plus jeunes années. Mais c’est justement ce qui importe: la vérité ! Et si la vérité n’était justement pas ce que nous pensons qu’elle est ? Et si Abraham Lincoln n’était pas le grand homme de principe et d’honneur que de nombreux Américains et autres personnes à travers le monde pensent qu’il était ?
Pour nous, Français, au pays de la Révolution qui établit le premier système totalitariste des temps modernes, nous savons que la version officielle des faits - celle dont nous devons nous souvenir du fait du devoir de mémoire - n’est pas toujours conforme à la réalité de l’Histoire. A première vue l’image de la Révolution est plutôt belle: liberté et justice pour tous les hommes ! Qui pourrait être contre ? Mais cet idéal porte en lui-même une contradiction qui peut avoir des conséquences dramatiques, et qui de fait en a eu, dont le prix peut se payer en vies humaines. “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !” s’était écrié Saint-Just. De la liberté à l’idéologie, il n’y a parfois qu’un pas. Ainsi, “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté” peut signifier “débarassons-nous de ceux qui n’acceptent pas nos idées.” La barrière entre démocratie et dictature (ou régime totalitaire) est parfois facile à franchir. Abraham Lincoln la franchit-il ?
Certains historiens considèrent de fait qu’il était un dictateur. Un dictateur est un gouvernant qui exerce le pouvoir absolu de façon autoritaire sans qu’aucune loi ou institution ne le limite. La dictature se caractérise généralement ainsi: suspension des élections et des libertés civiles; proclamation d’un état d’urgence qui justifie le régime; gouvernement par décrets sans passer par un corps législatif, répression envers les opposants politiques; mépris des procédures légales; culte de la personnalité.
L’étude des faits historiques montre que l’on retrouve ces éléments dans le gouvernement de Lincoln et certains historiens qui comptent pourtant parmi ses partisans le reconnaissent. Il est ainsi surprenant de trouver certains adjectifs ajoutés au mot dictateur pour qualifier la présidence de Lincoln. Citons par exemple Clinton Rossiter qui voit en lui un “bon” et un “grand” dictateur. Ou encore, James Randall, qualifié de spécialiste de Lincoln et dont les livres font références, qui affirme qu’il était un “dictateur bienveillant.”
Il faudrait que l’on m’explique la différence entre un bon et un mauvais dictateur, puisqu’il ne s’agit pas des moyens de gouvernements utilisés qui sont les mêmes dans les deux cas. Thomas DiLorenzo nous livre un exposé des actes du seizième président des Etats-Unis dans son livre The Real Lincoln. En avril 1861, Lincoln suspendit l’Habeas Corpus qui est “un élément important de la loi dans un pays libre qui protège les citoyens des arrestations arbitraires et des emprisonements par l’Etat pour raison politiques.” La suspension de l’Habeas Corpus est resté en vigueur durant toute la présidence de Lincoln. Elle fut suivie par la loi martiale qui lui permit de faire arrêter tous ses opposants. Des milliers de citoyens, incluant des éditeurs, des prêtres et des pasteurs vinrent remplir les prisons dans les Etats du nord. Comme tous les dictateurs, Lincoln avait sa police secrète dirigé par William Seward qui “se vantait devant l’ambassadeur de Grande Bretagne de n’avoir qu’à sonner une cloche pour faire arrêter un homme dans l’Ohio, dans l’Etat de New York ou n’importe quel autre Etat. Il se rejouissait d’avoir plus de pouvoir sur la population que la Reine d’Angleterre.” Le nombre de prisonniers politiques détenus dans les prisons militaires sans aucune forme de procès est estimé à 13.000.
Parmi les autres mesures du président Lincoln, nous pouvons mentionner: suppression des élections dans le Maryland; suppression de la presse avec usage de l’armée fédérale pour démolir les bureaux de nombreux journaux; déportation d’opposants politiques au Canada; la plus grande exécution dans l’histoire des Etats-Unis ordonnée le 26 décembre 1862 qui envoya à la mort 38 Indiens sioux. Lincoln aurait volontiers fait exécuter plus d’Indiens s’il n’avait craint la réaction des pays européens qui envisageaient alors d’offrir leur aide à la Confédération du sud. Il promit toutefois de faire expulser les Indiens du Minnesota, ce qui fut fait en 1863. Les Sioux s’étaient en effet révolter parce que le gouvernement fédéral refusait de payer les terres qu’il leur avait achetées.
Mais l’oeuvre majeure d’Abraham Lincoln reste finalement celle ci: une guerre totale de quatre années qui a couté la vie de milliers de citoyens américains (620.000 soldats tués) incluant de nombreux civils pris délibéremment comme cible par l’armée fédérale. Mener la guerre aux populations civiles n’était pas le fait de débordements de quelques soldats non contrôlés, mais d’une volonté orchestrée par le gouvernement de Lincoln. “Les généraux qui avaient la confiance de Lincoln, écrit DiLorenzo étaient Sherman, Grant et Sheridan qui excellèrent dans de telles pratiques,” tandis que d’autres généraux comme McClellan qui suppliaient Lincoln de mener la guerre conformément “aux plus hauts principes de la civilisation chrétienne” étaient souvent limogés. Les armées de Sherman et de Sheridan se comportaient souvent dans les territoires du sud comme des troupes de vandales brûlant et pillant tout sur leur passage. Il s’agissait d’une sorte de déjà vu et l’on se demande si Sherman en Georgie ne s’est pas inspiré des colonnes infernales de Vendée !
Ce n’est donc pas les moyens employés qui nous permettent de discerner le bon du mauvais dictateur. Serait-ce donc la fin proposée ? La fin de la guerre était soi-disant de mettre fin à l’esclavage et de préserver l’Union. Lincoln a exprimé ses intentions dans une lettre à Horace Greeley, l’un des fondateurs du Parti Républicain.
“Mon but suprême dans ce combat est de préserver l’Union et n’est pas de conserver ou d’abolir l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer un seul esclave, je le ferais; si je pouvais sauver l’Union en libérant tous les esclaves, je le ferais; si je pouvais sauver l’Union en libérant des esclaves et en laissant les autres, je le ferais aussi. Ce que je fais au sujet de l’esclave et de la race noire, je le fais parce que je crois que cela aide à sauver l’Union; ce dont je m’abstiens, je ne le fais pas parce que je ne crois que cela puisse aider à la sauver. Je ferai moins quand je penserai que ce que je fais nuise à la cause et j’en ferai plus quand je penserai que cela l’aide.”
Ainsi sauver l’Union était le but ultime de tous les actes de Lincoln ? Mais peut-on légitimement parler d’union lorsque les membres qui la composent sont forcés d’y demeurer ? Les Etats-Unis d’Amérique ont été fondés sur le principe de liberté qui inclut précisément le droit de sécession, comme cela est stipulé dans la Déclaration d’Indépendance:
“Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits (la vie, la liberté et la recherche du bonheur) , et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur.”
Et lors de son discours d’investiture en 1801, Thomas Jefferson qui était pourtant un fervent partisan de l’Union disait: “S’il y en avait parmi nous qui souhaiteraient dissoudre cette Union ou en changer la forme, qu’ils soient rassurés car l’erreur d’opinion est tolérée là où la raison demeure libre de la combattre.” Thomas DiLorenzo y voit une défense de la liberté d’expression et du droit à la sécession. Soixante ans plus tard, Abraham Lincoln déniera ces droits.
Alexis de Tocqueville explique que l’Union a été fondée par l’accord volontaire des Etats. Historiquement, chacun des premiers Etats avait proclamé sa propre souveraineté et son indépendance envers la Grande Bretagne. Le gouvernement britannique a ensuite reconnu ces nouveaux Etats individuellement. En s’unissant entre eux, explique Tocqueville, ces Etats n’ont pas renié leurs nationalités et n’ont pas été réduits à la condition d’un seul et même peuple.
En 1861, nombreux, dans le sud aussi bien que dans le nord, croyaient que les Etats avaient le droit de sécession. Pour avoir revendiqué ce droit, de nombreux citoyens du nord furent arrêtés et mis en prison et de nombreux journaux ont été interdits. Préserver l’Union était certainement un but noble et les citoyens du sud avaient un grand respect pour elle. Mais la préserver par la force en déniant les droits des Etats par l’usage de moyens anti-constitutionnels étaient bien l’oeuvre d’un dictateur.
Arrestation de Clement Vallandigham |
Le véritable agenda de Lincoln a été exposé par Clement Vallandigham, membre du Congrès qui fut expulsé au Canada pour cela. Il s’agissait d’abord d’une politique économique: banques nationales, dette publique à resorber, impositions élevées (problèmes très actuels !). Il fallait en outre assurer un gouvernement fort pour mener à bien la politique du gouvernement fédéral, ce qui s’est manifesté par une centralisation du pouvoir à Washington, la suppression des frontières entre les Etats et un despotisme militaire.
Selon George Flechter, professeur de droit à l’Université de Colombia, le but de Lincoln était de “réinventer les Etats Unis” et non pas de sauver l’Union. En réalité Lincoln a accompli une révolution en créant un système de gouvernement centralisé. Mais une révolution n’est jamais achevée et est un processus continu et permanent. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le devoir de mémoire et nécessaire...afin de poursuivre l’oeuvre commencée qui a pour objectif le triomphe d’un nouvel ordre et de “la souveraineté impersonnelle de l’Etat-Nation.” Nous en savons quelque chose au pays de la Révolution !