Saint Bernard
Le combat spirituel
1. Un roi riche et très-puissant, le Dieu tout-puissant, a adopté pour fils l'homme qu'il avait créé,et à qui comme à un enfant jeune et délicat il a donna pour précepteurs la loi et les prophètes, avec les autres tuteurs et acteurs jusqu'au temps marqué d'avance par lui pour sa majorité. Il le pourvut de toutes choses et ne lui épargna point ses avis eu l'établissant le maître du paradis terrestre, et lui montra tous les trésors de sa gloire, en lui promettant de lui en faire part, s'il ne l'abandonnait point. Puis, afin que rien ne manquât aux biens dont il l'enrichissait, il lui donna aussi le libre arbitre pour que le bien qu'il ferait fût volontaire au lieu d'être forcé. Quand l'homme eut reçu le pouvoir du bien et du mal, il prit tous ses biens en dégoût dans son ardent désir de connaître le bien et le mal. Sortant donc du paradis de sa bonne conscience, il se mit à la recherche de nouveautés qu'il ignorait, lui qui jusqu'alors ne connaissait encore que le bien : oubliant les lois de son père, et quittant ses précepteurs, il mangea du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, en dépit de la défense de son père, et, le malheureux, se cachant et fuyant la présence du Seigneur, il se mit à terrer, comme un enfant insensé, sur les montagnes de la hauteur, dans les vallées de la curiosité, à travers les champs de la licence, par les bois de la luxure, au milieu des marécages des voluptés charnelles et jusques sur les flots des soins de ce monde.
2. Mais l'antique brigand, en apercevant cet enfant révolté sans garde et sans guide, errant loin de la maison de son père, s'approcha de lui, et lui présente de la main du mauvais conseil, les pommes de la désobéissance, comme pour s'assurer de son consentement; puis il fond sur lui, le renverse par terre, c'est-à-dire dans les désirs terrestres, alors il lui garrotte les pieds, c'est-à-dire, les affections de l'âme, pour l'empêcher de se relever, et le charge des liens très-forts de la concupiscence du siècle, dont il couvre aussi les mains de son opération et les yeux de son âme. Ensuite il le place dans le vaisseau de la mauvaise sécurité, et faisant souffler avec force le vent de l'adulation, il le conduit bien loin dans les parages de la dissimilitude. Mais lui, cet enfant, en arrivant dans un pays qui n'est pas le sien, se voit mis en vente au plus offrant de tous ceux qui passent le long du chemin. Il apprend à faire paître les porcs et à manger les gousses dont on les nourrit; tandis qu'il désapprend ce qu'il avait appris auparavant, il apprend ce qu'il avait ignoré jusqu'alors, je veux dire les oeuvres serviles. Enchaîné dans le cachot du désespoir, où ne rôdent que les impies, il se voit contraint, ô douleur, de moudre sous la meule du moulin de l'impiété la récompense de la mauvaise conscience.
3. Mais pendant ce temps-là, où est donc son père très-puissant, très-doux et très-libéral? Peut-il avoir oublié le fils de ses entrailles? Non, non, il ne l'oublie pas, loin de là, il en a pitié, au contraire, il compatit au malheur, il se plaint de l'absence et de la perte de son fils. Il recommande à ses amis, il presse ses serviteurs, il demande à tout le monde de se mettre à sa recherche. Un de ses serviteurs, nommé la Crainte, sur l'ordre de son maître, se précipite sur les pas de cet enfant fugitif, et découvre le fils de son roi, au fond d'un cachot, couvert des ordures dégoûtantes du péché, lié des chaînes et chargé des fers de la mauvaise habitude, fou de misère et pourtant tranquille et souriant dans son malheur. Il le presse de la voix et du fouet de se lever, de sortir et de retourner chez son père, il couvre ce malheureux enfant d'une telle confusion qu'il demeure étendu à terre à demi-mort, son ventre se colle au sol. Sur les pas du premier, un second serviteur s'élance à son tour, il se nomme l'Espérance, et, en voyant que la crainte n'a pu arracher de sa place le fils de son roi, qu'elle l'y a plutôt plus fortement attaché ; qu'au lieu de l'aider elle l'a abattu, elle s'approche doucement de lui, elle tire ce pauvre de la poussière, et sort cet indigent de son fumier (I Reg. II, 8), elle lui relève la tête, puis, avec le vêtement de la consolation, lui essuie les yeux et la figure et s'écrie Ah ! combien de mercenaires dans la maison de ton père ont du pain en abondance, pendant que toi, tu meurs de faim ici! Lève-toi, je t'en prie, retourne à ton père et dis lui : Mon père, traitez-moi comme un de vos serviteurs. Mais alors lui revenant enfin et à grand' peine un peu à soi; n'es-tu pas l'Espérance, dit-il? Comment as-tu donc pu trouver accès dans le cachot si profond et si horrible de mon désespoir? Oui, oui, c'est bien moi, reprend l'Espérance, c'est ton père qui m'envoie vers toi pour t'aider, non point pour t'abandonner, et pour te ramener dans sa maison et dans la chambre même de ta mère. Et lui: ô toi, s'écrie-t-il, doux allégement des peines, douce consolation des malheureux! O toi qui n'es pas le moindre des trois serviteurs qui se tiennent debout près du lit du roi, tu vois la profondeur immense de mon cachot; tu vois mes fers, il est vrai que depuis que tu es entrée ici, ils sont déjà en grande partie rompus ou détachés. Tu vois l'immense multitude de ceux qui me tiennent captif, tu vois leur force, leur rapidité et leur, ruse. Comment peux-tu te trouver ici? Mais l'Espérance lui répond : ne crains rien, celui qui doit nous aider est plein de miséricorde; celui qui combattra pour nous est tout-puissant, et si tes tyrans sont nombreux, ceux qui sont pour nous le sont plus encore. D'ailleurs, je t’ai amené, de la part de ton père un cheval, le cheval du désir; une fois que tu seras monté dessus, tu pourras, sous ma conduite, t'éloigner en sûreté de tous tes ennemis. Etendant alors sur le dos du Désir les douces couvertures de la pieuse Dévotion, elle attache aux talons du fils du roi les éperons des bons exemples et le fait monter ensuite sur le Désir; mais le frein manquait, oublié dans la précipitation de la fuite. Le cheval s'élance donc à l'instant, mais sans frein, et l'Espérance marche devant lui, et le tire à sa suite. La crainte est derrière et le presse du fouet et de la voix. A cette vue les princes d'Édom se troublent, les forts de Moab se sentent saisis de crainte, tous les habitants de Chanaan sont glacés de terreur (Exod. XV, 15.) Que le tremblement et l'effroi fondent sur eux dans la force de votre bras, Seigneur, qu'ils deviennent immobiles comme la pierre jusqu'à ce que votre fils soit passé, ce fils que vous avez possédé. Dans leur course précipitée, ils s'échappent sans doute, mais ce n'est point sans courir quelques dangers, car ils fuient sans mesure et sans conseil.
4. Aussi, voit-on accourir au devant d'eux, envoyée par son père, la Prudence, une des plus grandes princesses de son palais, ayant avec elle la Tempérance. Elle les arrête dans leur course, et s'écrie doucement, je vous en prie, doucement; car notre grand Salomon a dit : «Quiconque marche trop vite, se heurte (Prov. IX, 2). » Si vous partez ainsi vous butterez, et si vous tombez, vous rendrez à ses ennemis le fils du roi que vous avez mission de délivrer; car s'il tombe, à l’instant ils mettront la main sur lui. Ce disant, elle met au Désir, qui écumait de chaleur, le frein de la discrétion, et confie les rênes de la Tempérance. Comme la Crainte, par derrière, se plaignait, à cause de l'approche et de la force des ennemis , qu'on ralentit de la fuite, la Prudence lui dit : arrière, Satan, tu es pour nous une cause de scandale. Notre force et notre gloire, c'est le Seigneur, il s'est fait notre salut. D'ailleurs voici venir la Force, le vaillant soldat de Dieu, il accourt à travers le champ de la confiance, brandissant dans sa main le glaive de la joie. Ne vous troublez pas, dit-il, nous sommes plus nombreux qu'eux. Alors la Prudence, conseillère habituée des conseils de la cour céleste, s'écrie : prenez garde, je vous en prie, car, selon le mot de notre grand Salomon, « l'héritage qu'on a hâte d'acquérir, ne sera point un héritage béni (Prov. XX, 21). » Fuyez donc, mais fuyez avec non moins de prudence que de hâte; car il n'y a plus d’ennemis le long de la route, mais ils ont continué de semer le scandale sur le chemin, aux bifurcations des routes , aux carrefours et dans les détours. Je vais donc marcher devant vous ; pour vous, ne vous écartez point de la route de la justice, et avant peu nous vous ferons entrer dans le camp de la Sagesse qui n'est plus fort éloigné de nous maintenant. Car c'est de la sagesse qu'il est dit : « Si vous voulez acquérir la sagesse, apprenez la justice. »
5. Mais, pendant qu'ils organisent ainsi leur marche, la Crainte les pousse, l'Espérance les tire, la Force les protège, la Tempérance modère leurs pas, la Prudence les guide et les éclaire, la Justice les mène et les conduit. Le Fils du roi approche du camp de la Sagesse qui, à la première nouvelle de l'arrivée d'un nouvel hôte, va au devant de lui et fait accueil à cet étranger qui désire la voir, elle se montre à lui sur la route même avec un visage souriant. L'humilité a entouré son camp de fossés très-profonds, au dessus desquels s'élève jusqu'aux nues un mur très-solide et très-beau, le mur de l'obéissance, que décorent dans toute sa hauteur les histoires de bons exemples peints partout avec un art admirable. Ces murs sont attenants aux remparts d'où on voit pendre mille boucliers et toutes les armes des forts. La porte de la profession est toute grande ouverte, mais un portier placé sur le seuil ne laisse entrer que ceux qui sont dignes d'y entrer, et en éloigne les indignes. Un héraut crie au-dessus de la porte : « Que celui qui aime la sagesse passe par ici et il la trouvera; et quand il l'aura trouvée, il sera bienheureux s'il ne sait la garder. » C'est là que le fils du roi se voit conduit par la main, que dis-je ? porté dans les bras de la sagesse qui a volé à sa rencontre, entouré de toutes les prévenances de la domesticité du roi, il arrive ainsi dans la forteresse qui s'élève au milieu de la ville, où elle s'est construit une demeure, et a élevé sept colonnes, où elle soumet la nation à son empire, où elle foule de son pied le cou des grands et des superbes. Là il est déposé dans le lit de la Sagesse qu'entourent soixante des plus vaillants soldats d'Israël, l'épée au côté. David est là avec ses tympans et ses choeurs, ses instruments à cordes et ses instruments à vents. Les autres paranymphes de la cour céleste y sont aussi dans une joie et une allégresse plus grande pour ce pécheur qui fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence.
6. Alors, souffle de l'Aquilon un tourbillon de vent et de feu qui enveloppe et ébranle la maison tout entière et jette la confusion dans le camp de la sagesse. En effet, Pharaon, avec ses chariots et ses cavaliers, s'était mis à la poursuite d'Israël. On a vu conspirer ensemble et faire alliance contre lui, les tentes des Iduméens et des Ismaélites, Moab et les Agaréniens, Gébal, Ammon et Amalec, les étrangers et les habitants de Tyr (Psal. LXXXII, 5 et 9). L'Assyrien, je veux dire le diable, ce grand exterminateur, vint aussi avec eux.
Bref, la cité se vit assiégée. Les machines de ta tentation se dressent, et, de tous côtés, l'ennemi la presse comme un dragon dans ses embuscades et comme un lion dans les attaques ouvertes. Il assemble ses alliés, il lance des brandons allumés dans la place, il mine les murs, il suscite des guerres, il dresse des embûches et menace la ville entière d'une destruction complète. Au dedans tout est dans la crainte et les angoisses, dans l'appréhension d’une invasion violente et soudaine de l'ennemi, on est dans un trouble général, tout le monde chancelle comme un homme ivre, et la sagesse de chacun est renversée tous crient vers le Seigneur, du milieu de leur consternation (Psal. CVI, 26 et 27). On court à la citadelle de la sagesse; on lui fait part de ces mauvaises nouvelles, on lui demande un conseil. La prudence, rentrant en elle-même, consulte la sagesse sur les nécessités du moment. Celle-ci est d'avis qu'on doit hâter de solliciter du secours du grand roi. Mais, répond la prudence, qui ira le solliciter pour nous? Ce sera la prière, dit la sagesse, et pour qu'elle ne soit point attardée dans sa marche, qu'elle monte sur le cheval de la foi. On cherche pendant longtemps la prière, et on a beaucoup de peine à la trouver au milieu d'un si grand trouble. Elle monte sur le cheval de la foi et s'élance dans la voie qui conduit au ciel, elle n'a de cesse qu'elle n'en passe les portes, en louant Dieu, et qu'elle ne pénètre dans l'intérieur, en chantant des hymnes (Psal. XCIX, 4). Alors, servante fidèle, elle s'approche avec confiance du trône de la grâce, et fait l'exposé de la situation. Le Roi, en apprenant le danger que court son fils, se tourne du côté de la charité qui est assise à ses côtés sur le même trône que lui : qui donc, enverrai-je, et qui se chargera d'aller à son secours pour moi? Mais elle : ce sera moi, envoyez-moi, je suis prête. Alors, le Roi réplique : tu es forte, tu auras le dessus et tu le délivreras. Pars et fais selon qu'il est convenu. A l'instant, la reine du ciel s'éloigne de la présence du Seigneur, toute la cour céleste marche sur les pas de la Charité, elle s'avance et descend vers le camp qu'elle remplit à l'instant de joie et de courage par sa seule présence; elle calme l'émotion et apaise l'agitation qui y règne. La lumière de l'espérance brille de nouveau aux yeux des malheureux assiégés, et la confiance rentre au coeur des plus timides. L'espérance qui allait s'enfuir, revient sur ses pas ; la force qui se sentait presque abattue, se ranime, et toute la troupe de la sagesse reprend courage. De leur côté, les ennemis qui assiègent la citadelle, se demandent d'où vient la joie qu'ils remarquent au camp ennemi : il n'en était pas ainsi hier ni avant-hier, disent-ils , il s'en faut de beaucoup. Malheur à nous ! c'est Dieu même qui est descendu au camp, malheur à nous ! fuyons Israel, car le Seigneur combat pour lui (Psal. XLV, 5). Pendant qu'ils prennent la fuite, le torrent de la grâce de Dieu réjouit sa cité sainte et le Très-Haut, sanctifie son tabernacle. Dieu est au milieu d'elle, elle ne sera point ébranlée et il la protégera dès le matin. Les nations sont remplies de trouble et les royaumes sont abaissés; car il a fait entendre sa voix et la terre a été ébranlée. Le Seigneur des armées est avec nous et le Dieu de Jacob est notre défenseur. Alors, la reine du ciel, la charité, prenant le Fils de Dieu dans ses bras, l'emporte vers le ciel et le rend à Dieu son père, et ce père accourt au devant de lui, et d'une voix douce et d'un regard serein, il s'écrie : « Apportez promptement la plus belle robe qui soit dans ma maison et l'en revêtez, et mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez un veau gras, tuez-le, faisons bonne chère et réjouissons-nous, parce que mon fils que voici, était mort et il est ressuscité, il était perdu et il est retrouvé (Luc. XV, 22 à 24). »
7. Il faut remarquer quatre choses dans la manière dont notre enfant s'est sauvé. D'abord, son repentir, mais un repentir sans énergie; en second lieu sa fuite, mais une fuite téméraire et déraisonnable ; troisièmement sa lutte contre l'ennemi, mais une lutte craintive et tremblante ; et en quatrième lieu, enfin, la victoire; mais une victoire vaillamment remportée et pleine de sagesse. Voilà, ce que vous trouverez dans toute âme qui fuit le monde. D'abord, elle est dénuée de tout et sans dessein arrêté : puis, elle est précipitée et téméraire dans la voie du succès; ensuite, on la voit tremblante et pusillanime dans les épreuves; et enfin, pourvue de tout, instruite, et parfaite dans le royaume de la charité.