Ce fut la onzième heure du onzième jour du onzième mois de l’an 1918: le clairon sonnait la fin des hostilités sur la terre de France meurtrie par 4 années d’une guerre comme le monde n’en avait encore jamais connue!
Cérémonie du 11 novembre 2008 à Douaumont
Le Te Deum de l'Armistice
par Georges Lecomte
(L'Illustration, 30 novembre 1918)
Ce fut l'une des émotions les plus fortes et aussi le plus magnifique spectacle de cette quinzaine d'allégresse où la France victorieuse fêta sa délivrance.
Pour les hommes de notre génération, la grandeur et la beauté d'une si éclatante cérémonie religieuse ne pouvaient s'imaginer que d'après les récits lointains. Depuis soixante ans, hélas! les occasions glorieuses de la renouveler ne nous avaient pas été offertes. Et seuls les vieillards, témoins du Te Deum chanté à Notre-Dame en 1859 pour célébrer les victoires de l'armée d'Italie, pouvaient nous dire la pompe d'une telle fête dans la vieille basilique et la splendeur de l'hymne triomphal sous ses voûtes où, de siècle en siècle, retentirent tant de chants de bonheur et de reconnaissance.
Encore, après Solférino et Magenta, si brillante que fût notre victoire et si vive que fût la joie de la nation, ne s'agissait-il pas d'une fête pour célébrer la délivrance, puisque, à aucun moment de cette lutte, l'avenir du pays n'avait été en jeu. Mais, en ce radieux dimanche, c'était le cri de gratitude et de libération d'un peuple, tout entier debout depuis quatre ans et demi pour sa défense et qui, ensanglanté, piétiné, martyrisé, avait, deux fois au moins durant cette longue angoisse, failli mourir.
Aussi est-ce avec une âme beaucoup plus joyeuse et comme dans le bonheur d'une résurrection que Paris, soulagé du plus douloureux cauchemar, participa fervemment à cette nouvelle manifestation de l'allégresse nationale, qui fut, pour les hommes de toutes croyances, de toutes doctrines, une noble fête de l'Idéal et de la Patrie.
Si vaste que soit la cathédrale, dont les moindres recoins dans toute sa hauteur ne tardèrent pas à être envahis, elle ne pouvait abriter qu'une bien faible part de la fourmilière humaine qui s'empressait devant son porche. Mais, fleurie d'un magnifique pavois d'oriflammes et de drapeaux qui, le long de ses vieilles pierres, du ras de la terre jusqu'au sommet des tours, frissonnaient dans le soleil, elle se dressait étonnamment vivante au milieu de cette foule qui l'animait de sa rumeur. S'il y a des jours où l'on peut regretter que sa majesté soit un peu solitaire, dans un froid décor de bâtisses administratives sans beauté et sans vie près duquel la foule ne passe guère, quelle revanche en cette matinée de lumière, d'émotion et de joie où Notre-Dame, toute rajeunie par sa claire parure aux couleurs de la France, entourée par un peuple immense, apparaissait vraiment dans son rôle de Temple où se réfugie l'âme d'une nation!
Du dehors, avant même que le bourdon ait ébranlé l'antique dentelle de pierre et jeté sur la Cité les grandes ondes de son allégresse, rien que par tous les drapeaux dont elle est revêtue et par l'humanité frémissante qui l'assaille, la cathédrale donne une expression de fête.
Mais, dès que, les portes franchies, on se trouve dans la pénombre de la nef et les quasi-ténèbres des bas-côtés, cette sensation de triomphe et de joie s'avive.
Partout, sur les piliers, près des chapelles, le long du triforium, au départ des voûtes, dans les recoins les plus obscurs, à toutes hauteurs et dans toutes directions, accrochées à la tribune du grand orgue et s'éployant en faisceaux selon les lignes de la sublime architecture, nos trois couleurs resplendissent. Le bleu, le blanc, le rouge illuminent la sévère grisaille des vieilles pierres, chantent gaiement dans les profondeurs d'ombre. Quel frais rejeunissement de cette auguste vieillesse! La fête de la ville a pénétré là, en se purifiant, en s'ennoblissant. Mais l'église est en communion ardente avec la foule.
Dans le chœur, même radieux décor. Parmi l'éclatant pavois des piliers, le maître-autel se dessine sur un immense et glorieux trophée de drapeaux sur les plis desquels joue la lumière. La messe est célébrée devant les couleurs de la patrie. Tout le drapé rouge, qui retombe harmonieusement de part et d'autre du tabernacle, vibre sous le flamboiement des cierges et sous la clarté des rosaces encore dépourvues de leurs vitraux, se reflète sur la blancheur de l'autel. C'est comme si les flots de sang versés par la France étaient symbolisés là en cette glorification solennelle des héros, des martyrs et de notre pays triomphant. Pendant toute la cérémonie cet écarlate frissonnant dans la lumière, en ce cadre de vieille pierre sombre, rappellera douloureusement et glorieusement les sacrifices qui nous auront valu la victoire.
La foule est immense. On la devine tout à la fois grouillante et recueillie dans les profondeurs d'ombre où le regard se perd. Des soldats et des officiers. Quelques mutilés. Des blessés avec des bandeaux blancs au-dessus de leurs yeux de fièvre. Des généraux français, britanniques, américains. Les portes se sont librement ouvertes à qui porte l'un des uniformes de la grande bataille pour le Droit et la Justice. Beaucoup de femmes en grands voiles noirs: mères, veuves, filles, sœurs, qui, fidèles au vœu des morts, viennent en les pleurant se réjouir du salut de la patrie et chercher dans cette apothéose un apaisement à leur douleur. J'en vois debout, toutes drapées de deuil, contre les murs gris et contre certains piliers. Si beaux que soient leurs ornements de pierre, combien plus poignantes encore les pauvres figures douloureuses dont ils sont momentanément parés!
Mais voici que, au-dessus de nos têtes, tout en haut de la basilique offensée en août 1914 par la première bombe criminelle des avions allemands, les cloches font entendre leur grande voix. Toute la fine et sonore architecture en frémit. Au grand orgue une marche solennelle retentit. Les chuchotements et la rumeur de la foule s'éteignent. Il y a parmi elle des croyants et des incroyants. Mais tous indistinctement sont saisis d'un émoi religieux. Car c'est la grande fête de la spiritualité française. Et la cérémonie pour la glorification de la patrie et des morts commence.
Précédée d'un nombreux clergé, d'un archevêque, de plusieurs évêques, d'un archimandrite à la haute coiffure drapée de noir, Son Eminence le cardinal Amette, vêtu de pourpre, lentement.s'avance. Sa crosse, qu'un prêtre porte devant lui et dont l'or rayonne sous la lumière, émerge majestueusement au-dessus de l'assistance.
Les silhouettes violettes des évêques s'agenouillent dans le chœur tandis que le cardinal, sa barrette rouge à la main, vient asseoir sa robe rouge sur le trône écarlate où deux chanoines lui font cortège. Le divin office s'accomplit. Les dorures des chasubles et des objets cultuels resplendissent au milieu de ce rouge éclatant, de ces violets délicats et parmi ces drapeaux dont les couleurs crues vibrent.
Après que le Kyrie a résonné sous les voûtes, le Choral de Widor, magnifiquement joué au grand orgue et sur celui de l'abside, avec ses parties alternées qui se répondent, avec ses chants de trompette se mêlant à l'ample voix dès orgues, courbe l'auditoire sous ses rythmes émouvants. Puis, voici que, la minute de l'Elévation venue, clairons et tambours font retentir la guerrière et impressionnante sonnerie aux champs. Et lorsque l'Agnus Dei a fini d'accompagner la communion du prêtre à l'autel, la plainte douloureusement monotone du De Profundis, aux modulations qui sont comme des sanglons, s'étend, grave et obsédante, sur l'assistance. C'est l'hommage liturgique aux morts.
A ce moment le cardinal-archevêque de Paris, dont le patriotisme bien inspiré eut toujours durant cette guerre de si justes accents, s'avança vers la grille du chœur et, tourné vers la foule, évoqua pieusement, douloureusement, le souvenir des héros qui tombèrent pour nous sauver. Avec une infinie délicatesse ses paroles se firent consolatrices pour les êtres déchirés qui les pleurent. Puis il célébra allègrement la victoire de la France, qui est la victoire de toutes les plus nobles idées, et glorifia les hommes d'énergie, soldats et chefs, qui en furent les heureux artisans.
Remonté sous son dais pourpre, le cardinal en manteau rouge à longue traîne, entonne, selon le rite, avec une sérénité joyeuse, la première phrase du Te Deum. Alors les voix puissantes des orgues grondent et le chant d'allégresse s'élève. D'un bout à l'autre de la basilique les chœurs alternés se répondent. La sonorité triomphale des cuivres éclate parmi les amples et graves modulations de l'orgue et des fraîches voix enfantines qui, soutenues par l'harmonieuse basse de timbres plus mâles, s'élèvent comme un concert d'anges dans l'azur d'une Ascension.
C'est vraiment la Victoire qui, soudaine, tumultueuse, rayonnante, vient de s'engouffrer sous les nefs de Notre-Dame. A grands coups d'ailes joyeux, elle vole au-dessus des assistants. L'ardente vieille musique liturgique, avec ses essors et ses balancements, nous fait sentir son vol enivré. Elle est là. Elle est radieuse. Sa libre joie s'épand sous les voûtes qui retentissent de son frémissement. Et la foule est si impressionnée par l'invisible mais exaltante présence, que, tout entière, avec une humble ferveur, elle accompagne le noble chant de triomphe et de gratitude.
L'âme de la cathédrale, que cinq siècles de prières lui ont faite, participe à cette fête de l'idéal. Comment, à cette heure où la glorieuse France, faite du labeur, de la pensée et du sacrifice de tant de générations, vient d'être à nouveau sauvée, les survivants de la terrible épreuve n'associeraient-ils pas à leur joie et à leur espérance d'aujourd'hui les ancêtres qui, à toutes les époques de notre histoire, sont venus sous ces mêmes pierres, dans cette pénombre mystérieuse, pleurer leurs angoisses et leurs douleurs, et se réjouir, comme en ce clair matin, en s'unissant pour glorifier par ce même chant de triomphe la résurrection de la patrie?
Du haut de son siège pourpre, dans le flamboiement des cierges, le cardinal bénit la vaste foule dont il devine le recueillement jusque dans les plus lointains recoins d'ombre. Et la voix de cette foule, qui maintenant accompagne le beau chant du Magnificat, continue de révéler sa profondeur compacte.
Avec la même majestueuse lenteur que pour la procession de l'arrivée, le cardinal, précédé d'un archevêque - un Alsacien, Mgr Herscher, dont le cœur doit bondir de joie sous l'impassible masque de prière - des évêques, du prêtre portant la haute crosse archiépiscopale, se retire aux accents d'une marche solennelle.
Puis, sous ces voûtes qui jamais encore n'entendirent pareille musique, cérémonieusement chantée avec le consentement unanime, voici que le grand orgue joue la Marseillaise, l'hymne de la patrie, l'hymne des combattants pour la liberté, la justice, la fraternité humaine et notre généreux idéal français.
D'un même élan, d'une égale ferveur, la foule tout entière accompagne le beau chant de la France en armes, de la France victorieuse, de la France libératrice et respectueuse de la vie profonde des âmes, de la grande et chère France, restaurée dans toute sa puissance et dans tout son prestige, et qui a si noblement conquis, avec les indispensables sécurités d'avenir, le droit d'être demain glorieusement pacifique.